13 millions de Français maîtrisent mal les outils numériques aujourd’hui. Or, tous les services publics doivent être dématérialisés d’ici 2022. L’État a lancé un plan pour les former
Commander un billet de train en ligne, consulter des offres d’emploi sur Internet… En apparence, ce sont des gestes simples. Mais, pour un Français sur cinq, soit 13 millions de personnes selon une étude de France Stratégie en 2018, c’est une épreuve, insurmontable. Une difficulté majeure à utiliser les outils informatiques, baptisée « illectronisme », qui s’avère aussi excluante que l’illettrisme dans un monde dominé par les produits high-tech et les objets connectés. Une fracture numérique, qui s’ajoute à la fracture territoriale du déploiement de la fibre optique et du futur réseau mobile 5G.
Ce « handicap » les met au banc d’une société en pleine transformation numérique. Et les empêche même d’accomplir certaines tâches démarches administratives en ligne importantes comme demander une carte grise, une aide au logement, la prime d’activité… La Caf ou l’Éducation nationale font désormais du mail leur point de communication privilégié. Sans parler de la déclaration d’impôts ou l’inscription à Pôle emploi, qui s’effectuent de plus en plus virtuellement.
Exclusion numérique et sociale
Et la situation risque de s’aggraver. Car le gouvernement entend dématérialiser 100 % des démarches administratives d’ici 2022, alors qu’en 2017, un Français sur trois n’avait toujours pas eu recours à l’e-administration.
Mais qui sont-ils ? Pour l’essentiel, il s’agit de personnes âgées de 70 ans et plus, mais aussi des non-diplômés et de personnes aux bas revenus. La fracture est autant territoriale que sociale et générationnelle. Dans le détail, sur les 13 millions d’exclus du numérique, 16 % sont des non-internautes (ne se connectent jamais au web) et 12 % sont des « internautes distants » (disposent de compétences numériques très faibles) selon les données recueillies par France Stratégie.
De guerre lasse, un exclu du numérique sur dix abandonne ses démarches auprès des services publics
Saisi par des milliers d’usagers inquiets et confrontés à des difficultés pour obtenir en ligne un permis de conduire ou une carte grise, le Défenseur des droits a d’ailleurs demandé dès septembre 2018 au gouvernement « une alternative papier ou humaine à la dématérialisation » afin que l’usager puisse toujours échanger avec l’administration. Allant même jusqu’à recommander au gouvernement de prévoir dans la loi « une clause de protection des usagers vulnérables ». Car à ses yeux, il en va du « maintien de la cohésion sociale ». Dans la mesure où « une dématérialisation trop rapide des services publics entraîne des risques d’exclusion et une augmentation du non-recours aux droits, mettant en péril l’égalité de toutes et tous devant le service public qui constitue un principe fondamental de la République », argumente le Défenseur des droits. Surtout quand on sait que de guerre lasse, un exclu du numérique sur dix abandonne ses démarches auprès des services publics.
Le plan, ambitieux, de l’Etat
Pour y remédier, le gouvernement a dévoilé en septembre 2018 un plan ambitieux d’aide aux exclus du numérique. L’objectif est de former 1,5 million de personnes par an. Via notamment le dispositif « pass numérique », financé à hauteur de 10 millions d’euros par l’Etat et 40 millions supplémentaires par le secteur privé et les collectivités territoriales. Destiné aux personnes les plus en difficulté face au numérique, ce pass remis par des agents des services publics (Pôle emploi, les allocations familiales, les départements, etc.) ou des aidants numériques, donne accès à 10 ou 20 heures de formation pour permettre à leurs bénéficiaires de créer une boîte mail, des identifiants, d’accéder à leurs droits ou de faire des recherches d’emploi.
Un bénéfice de 1,6 milliard
En outre, 11 « hubs » pour un « numérique inclusif », structures locales référentes dans l’inclusion numérique, ont été créés pour coordonner les actions dans les territoires. En amont, l’État a aussi réalisé un « kit d’inclusion numérique » à destination des aidants pour détecter les publics en difficulté.
Puis, des plateformes de ressources ont été mises à disposition des collectivités locales et des aidants numériques (kit d’intervention rapide) sur le site www.societenumerique.gouv.fr. L’État et la société ont tout à y gagner. Le bénéfice attendu est de 1,6 milliard d’euros par an si une personne sur trois ciblée – 4,7 millions de personnes – devenait autonome sur Internet en dix ans. À condition que le plan soit bien orchestré et efficace…
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Emmaüs Connect aide les galériens du web
« Je n’arrive plus à réaliser certaines démarches administratives, car je ne sais pas me servir d’un ordinateur », confie, avec pudeur, Fabienne, 50 ans, qui réside dans la cité des Aubiers à Bordeaux. Par exemple, « le bailleur social de mon logement me demande de créer une adresse e-mail pour recevoir ma quittance de loyer. Quand je vais sur place leur demander le papier, le personnel me fait comprendre que je les dérange. Je me sens humiliée », lâche cette femme, à la silhouette mince, qui avoue ne « pas toujours manger à sa faim ». Car, cet agente d’entretien ne travaille qu’à temps partiel.
Apprentissage long et délicat
Pour sortir de cette impasse, sur les conseils de Pôle emploi, elle suit depuis mars des cours d’informatique à Emmaüs Connect, implanté au cœur de sa cité, aux Aubiers. L’association propose des formations pour apprendre à écrire sur un logiciel de traitement de texte, à faire des recherches sur Internet, mais aussi à la « carte », en fonction des besoins.
L’apprentissage s’avère souvent long et douloureux. Les accompagnants, tous bénévoles, doivent s’armer de patience et de pédagogie pour les aider. C’est pourquoi, les sessions se font en petit comité, 10 personnes maximum, afin d’apporter un soutien sur mesures. « Il faut tout reprendre, comment fonctionne un clavier, comment utiliser une souris », explique Dorvaline. Il faut dire que la plupart des victimes de l’illectronisme ont été scolarisés très peu de temps, à l’image de Fanta, 54 ans. « Toute la difficulté est de ne pas les décourager. Surtout qu’ils ne sont pas contraints par un organisme public de venir aux séances », souligne Gérard, un autre bénévole, ex-patron d’une société d’informatique.
Mais sur la durée, les efforts finissent par payer. « Après un an de cours (d’1 h 30 ou 2 heures), j’ai appris ici à envoyer des mails, à faire un CV », se réjouit Saloi, 39 ans. « Plus globalement, notre rôle est de leur redonner de l’assurance et de l’autonomie », explique Alice Chupin, responsable d’Emmaüs Connect Bordeaux, qui a ouvert ses portes en mars 2017.
Contre toute attente, les profils sont de tout âge. « 25 % seulement de nos bénéficiaires a plus de 55 ans. Nous avons beaucoup de chômeurs, de demandeurs d’asile… Même certains jeunes, en difficulté d’insertion, ne savent pas envoyer un CV sur une plateforme Web », précise-t-elle. Plus de 30 000 personnes ont été accompagnées en France depuis la création d’Emmaüs Connect en 2013. La demande d’aide ne cesse de croitre. « 400 personnes se sont inscrites depuis janvier, soit autant que sur toute l’année 2018 », relève Alice Chupin.
3 questions à Cédric O, Secrétaire d’Etat au numérique
1– L’État a prévu de dématérialiser tous les services publics d’ici 2022, mais qu’est-il prévu pour aider les 13 millions de Français, « exclus » du numérique ?
Cet objectif n’est tenable que si le numérique n’est pas un obstacle au quotidien pour leurs démarches administratives. Nous avons le devoir de faire en sorte que cette dématérialisation des services publics soit accessible à tous. Sinon, c’est le vivre ensemble qui est fragilisé. Nous estimons qu’une moitié des 13 millions d’exclus du numérique peut être formée. Via des dispositifs comme le « pass numérique », proposé, notamment, par la coopérative régionale Aptic (lire ci-dessus).
Tandis que l’autre moitié doit être accompagnée. En ce sens, au-delà des « maisons France services », nous allons mettre en place des « comptoirs numériques », qui seront installés dans des espaces de coworking, des médiathèques numériques, des associations, des cafés de village…
2 – Concrètement, qu’allez-vous faire pour accompagner ceux qui sont le plus en difficulté ?
Nous sommes parfois allés trop vite dans la dématérialisation des procédures administratives. Et elles n’ont pas assez été réinventées en partant des besoins des usagers. Pour aider ceux qui sont les moins à l’aise avec les outils numériques, nous allons réinjecter de l’humain par endroits, avec des points de contact physiques et des numéros de téléphone (qui ne seront plus surtaxés à partir du 1er janvier 2021, NDLR). Plus globalement, nous allons publier prochainement un plan de marche visant à améliorer sensiblement l’expérience des démarches en ligne. Et, dans les mois à venir, un indicateur de satisfaction va être créé pour évaluer chaque démarche administrative dématérialisée. Chaque usager sera systématiquement invité à donner son avis, via un système de notation et des commentaires. En parallèle, nous allons passer à la loupe, ministère par ministère, la qualité des 250 démarches en ligne les plus utilisées.
3 – Cette dématérialisation des services publics suppose aussi que tous les Français aient accès à Internet avec un débit de qualité…
C’est l’objet du plan Très haut débit, lancé en 2013, qui doit permettre à chaque Français d’avoir accès à une bonne connexion d’ici 2020. Par ailleurs, je suis convaincu que l’identité numérique (déployée en France à partir de 2022) contribuera grandement à faciliter les démarches en ligne dans les années à venir. Elle doit permettre de réaliser entièrement en ligne des démarches qui nécessitent actuellement une présence physique, comme une demande de titre d’identité ou l’ouverture d’un compte en banque.
Aujourd’hui, déjà 12 millions de personnes utilisent le système d’identification « France connect », qui permet de se connecter à de nombreux sites administratifs : les impôts, l’assurance-maladie… avec un seul mot de passe.