Le mystère de Canfranc : nazis, espions et or

Jan 24, 2018 | Ferroviaire, Presse espagnole, Relations transfrontalières

EL PAIS SEMANAL

Virginia López Enano

24 JANV 2018

Vista exterior de la estación de Canfranc con dos vagones restaurados.

De nombreuses légendes tournent autour de ce village de la province de Huesca à la frontière française: les nazis, l’or et un vaste réseau d’espions qui s’est formé autour de la gare internationale. Un demi-siècle après sa fermeture, le village garde l’espoir de la voir redémarrer.

Vagón apartado en los alrededores del pueblo.

Canfranc apparait tout blanc, il y fait froid, ça sent la soupe à l’ail, on entend des cerfs et on respire la fumée de bois. Elle s’élève dans une vallée étroite de la comarque de Jacetania, et ses 500 habitants se répartissent dans la rue principale de part et d’autre d’une gare de style moderniste. Elle a été inaugurée par Alphonse XIII en 1928 et a vu partir son dernier train en 1970. Son histoire est brève, mais elle a fait connaitre le village. Durant la IIe Guerre Mondiale, l’Espagne expédiait par-là du tungstène et de la pyrite pour les blindages de l’armement nazi. Et l’Allemagne payait en retour avec de l’or et des bijoux. Un important réseau d’espions s’y est installé pour tenter d’affaiblir le pouvoir nazi, et c’est par là que des juifs entraient en Espagne pour fuir l’Europe occupée.

Mais cette agitation guerrière a disparu il y a presqu’un demi-siècle. En hiver, on ne voit que des groupes de touristes qui jouent avec la neige et les stalactites qui pendent des toits. La plupart sont venus faire du ski sur les pistes d’Astún ou Candanchú, et s’ils n’étaient pas là, les rues seraient désertes. C’est surprenant de voir la vie dans ce village éloigné qui a failli tomber dans l’oubli à la fermeture de la ligne, mais qui aujourd’hui ne manque pas de services. Il offre une dizaine d’hôtels et d’auberges, autant de restaurants, deux bureaux de tabac, des boutiques de matériel de ski, une laverie, quatre distributeurs de billets à peu de distance… il possède également un collège qui accueille une vingtaine d’élèves, un grand un pavillon omnisports et même un laboratoire scientifique situé dans le tunnel ferroviaire. Canfranc-Gare accueille aujourd’hui la majorité de ces services. Le vieux village de Canfranc, quelques kilomètres plus au sud, n’a que quelques dizaines d’habitants et le cimetière, sur lequel reposent plusieurs des légendes qui survolent le village. Ici sont enterrés en parfaite harmonie un juif qui tentait  de fuir par la frontière franco-espagnole et un général nazi. Mais en hiver on ne voit plus que quelques croix qui dépassent de la neige.

Cementerio de Canfranc Pueblo, donde estarían enterrados un fugitivo judío y un general nazi.

A Canfranc tout tourne autour des mystères de sa gare et n’apparaît qu’en grattant la surface. Personne n’avoue détenir des souvenirs matériels. Pas davantage María José Gazapo, 73 ans, arrivée au village en 1963 car l’hôtel de la gare cherchait une cuisinière. Elle ne possède qu’une photo de jeunesse sur les voies. Rien d’autre. Sa maison apparaît au fond d’une ruelle qui part de la rue principale. Pepita, comme on l’appelle au village, montre la photo et indique tout d’abord le carrelage vert pistache puis le plafond de son logement. « Ils viennent de la gare. L’entreprise de construction avait laissés à l’abandon ces matériaux destinés aux logements qu’elle devait construire. De même que les moulures ». Au moment de quitter ses invités, Pepita se rappelle quelque chose et grimpe  au grenier. Elle n’y attache aucun prix, mais c’est un trésor qu’elle garde. Ce sont quelques dizaines de carrelages qui ont appartenu à l’édifice, un sac de courrier de 1935 portant la bannière républicaine, un seau à glace qui, dit-elle, a appartenu au mythique restaurant « La Fonda de Marraco » (point de rencontre des espions et soldats durant la IIe Guerre Mondiale), des lampes à huile, d’autres moulures… « L’entreprise avait abandonné tout cela ». Pepita  en a informé le maire  pour le cas où ces restes pourraient servir pour une prochaine restauration. Mais elle est dubitative.

Saco de correos de 1935 que custodia Pepita.

Les gens du village semblent réticents à en dire davantage. L’histoire de la gare a toujours été connue dans le village, mais c’est en 2000 qu’un français a trouvé des documents abandonnés qui apportaient la preuve du passage, entre 1942 et 1943, de 86 tonnes d’or nazi volé aux juifs, à destination du Portugal pour l’essentiel. On a commencé à parler d’Albert Le Lay, le chef de la douane française à Canfranc, membre de la Résistance, qui a facilité l’entrée en Espagne de centaines de réfugiés, dont de nombreux juifs, tout en faisant semblant de collaborer avec les nazis. « À ce moment-là, on ne prêtait pas attention à l’or. C’est venu plus tard ». Julián Herrezuelo, de 93 ans, fils de Garde Civil en poste à la gare, s’en souvient bien. Ce qui intéressait alors les gens du pays,  c’était la nourriture qui passait la frontière dans les wagons. « Mon père disait que les gens de Canfranc étaient capables d’arracher les fers d’un cheval au galop. Je me rappelle être allé sur les voies et repartir les poches pleines de boites de sardines… Les ananas étaient excellents. Je n’avais qu’à déposer tout dans la première pièce de la maison pour que ma mère le trouve sans que mon père s’en aperçoive ». Herrezuelo se promène dans la gare et tout ce qu’il voit réveille sa mémoire. « Ce morceau de balustrade a été détruit quand des gamins qui jouaient là l’ont arraché ». Herrezuelo est accompagné d’Angel Sanchez, qui est sorti malgré la neige couvert d’une simple polaire et en  mocassins: « enfants, nous venions ici jouer parce que c’était le seul endroit chauffé ». La gare ne conserve rien d’accueillant. C’est un endroit froid dont seul le hall d’entrée se visite, et pourtant près de 40.000 personnes y viennent chaque année. Rien que pour le pont de l’Immaculée, elle a reçu 1.500 visiteurs.

Plusieurs projets s’articulent autour de Canfranc,  visant à retrouver la splendeur perdue. D’un côté, la réouverture du trafic ferroviaire transnational, qui vient de recevoir une importante impulsion de l’Union Européenne avec une subvention de 7,5 millions d’euros. A l’été 2018, explique José Luis Soro, ministre régional de l’Aménagement du Territoire, de la Mobilité et du Logement du Gouvernement d’Aragón, les travaux vont commencer pour construire la nouvelle  gare et la plateforme des voies : « il parait réaliste de prévoir le rétablissement de Canfranc en 2021 ». En parallèle, la région veut restaurer toutes les installations ferroviaires annexes. « Les projets lancés dans les années quatre-vingt-dix consistaient à restaurer l’édifice principal, qui est classé, et à démolir les autres pour construire de nombreux logements. Le plan actuel prévoit de tout conserver. Il faut restaurer l’existant, lui redonner de la vie et de l’usage », ajoute Soro. Ce qui est aujourd’hui en ruines accueillera des hôtels, des restaurants, des logements et même un musée du chemin de fer, utilisant les pavillons abandonnés. La cerise sur le gâteau des plans de réhabilitation est un centre d’accueil des pèlerins pour encourager le Chemin de Saint-Jacques dans la traversée de l’Aragón. « Nous vivons un moment d’espoir. Enfin nous voyons les projets sortir », dit le ministre régional.

Soro fait preuve d’un optimisme communicatif auprès des habitants. On a vu bien des projets s’écrouler faute de financement, mais le soutien européen et les travaux de débroussaillage des voies côté français leur redonnent espoir. « Ce que nous voulons, c’est que ça bouge, et tout de suite. La gare n’a pas été créée pour faire des visites guidées, nous ne voulons pas voir disparaitre le chemin de fer, et nous attendons sa réouverture ». C’est l’opinion d’Elisa Torrecillas, employée de l’office de tourisme. Le train international ne circulait plus quand elle est née, mais elle a entendu les histoires des plus âgés et elle partage leur espoir de le revoir bientôt sur les voies.

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